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ARRÊT
STRASBOURG, 16 novembre 2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à
l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme. En
l'affaire Moreno Gómez c. Espagne, La Cour européenne des Droits de l'Homme
(quatrième section), siégeant en une chambre composée de : Sir Nicolas
BRATZA, président, MM. M. PELLONPÄÄ, J. CASADEVALL, S.
PAVLOVSCHI, J. BORREGO BORREGO, Mmes E. FURA-SANDSTRÖM, L. MIJOVIC,
juges, et de M. M. O'BOYLE, greffier de section, Après en avoir délibéré
en chambre du conseil les 29 juin 2004 et 26 octobre 2004, Rend l'arrêt que
voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 4143/02) dirigée contre le Royaume d'Espagne
et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Pilar Moreno Gómez (« la requérante
»), a saisi la Cour le 22 novembre 2001 en vertu de l'article 34 de la
Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales («
la Convention »). 2. La requérante est représentée par Me Andrés Morey Navarro, avocat à Valence. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ignacio Blasco Lozano, agent du Gouvernement et
chef du service juridique des droits de l'homme du ministère de la
Justice. 3. La requérante alléguait une atteinte au droit au respect de son
domicile et invoquait l'article 8 de la Convention. 4. La requête a été
attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au
sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la
Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 29 juin 2004, la chambre a déclaré la requête
recevable. 6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des
observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du
règlement). 7. Le 14 septembre 2004, la requérante a soumis des commentaires
écrits sur les observations du Gouvernement et ses prétentions au titre de la
satisfaction équitable, mais non le Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. La requérante est née en 1948 et réside à
Valence. A. La genèse de l'affaire 9. Depuis 1970, la requérante habite
un appartement dans une zone résidentielle de la commune de Valence. 10. A
partir de 1974, la mairie de Valence a autorisé l'ouverture, à proximité de son
logement, de boîtes de nuit tels que bars, pubs et discothèques, qui ont rendu
impossible le repos des personnes habitant dans le secteur. 11. Avant 1980,
des voisins avaient déjà protesté en raison des dégradations et des bruits
auxquels ils étaient confrontés dans ce quartier. 12. Compte tenu des
problèmes engendrés par le bruit, la mairie de Valence décida, le 22 décembre
1983, de ne plus autoriser l'ouverture de boîtes de nuit dans le secteur.
Cependant, cette décision resta sans effet et de nouvelles licences furent
octroyées. 13. En 1993, la mairie en question sollicita une expertise,
laquelle établit que les niveaux sonores étaient inadmissibles et dépassaient
les limites permises ; les samedis à 3 h 35, le niveau de bruit excédait ainsi
les 100 dBA Leq (décibels), puisqu'il était compris entre 101 et 115,9 dBA
Leq. 14. Dans un rapport du 31 janvier 1995, la police autonome informa la
mairie de Valence que les locaux musicaux situés dans le secteur habité par la
requérante ne respectaient pas systématiquement les horaires de clôture. Elle
signala qu'elle avait pu constater que les plaintes des voisins étaient
fondées. 15. Le 28 juin 1996, la mairie approuva un nouvel arrêté municipal
sur les bruits et les vibrations, publié le 23 juillet 1996 au journal officiel
de la province de Valence. Selon l'article 8 de cet arrêté, dans une zone
résidentielle multifamiliale comme celle où vit l'intéressée, l'environnement
extérieur ne doit pas dépasser les niveaux acoustiques de 45 dBA Leq entre 22
heures et 8 heures. De même, l'article 30 de l'arrêté définit comme étant des
zones acoustiquement saturées celles qui subissent un impact sonore élevé en
raison de l'existence de nombreux établissements, de l'activité des personnes
qui les fréquentent et du bruit engendré par les véhicules transitant par ces
zones, éléments qui constituent une importante source d'agression pour les
habitants. 16. Enfin, l'arrêté fixe les conditions auxquelles il est
possible de déclarer une zone « acoustiquement saturée » (zona acústicamente
saturada) et indique les effets d'une telle déclaration, notamment
l'interdiction de lancer de nouvelles activités entraînant une telle saturation
(boîtes de nuit, discothèques). 17. Par une décision de la mairie de Valence
du 27 décembre 1996, rendue en séance plénière et publiée le 27 janvier 1997 au
journal officiel de la province de Valence, le quartier fut déclaré zone
acoustique saturée. 18. Toutefois, le 30 janvier 1997, la mairie octroya une
autorisation d'ouvrir une discothèque dans l'immeuble habité par la requérante.
Plus tard, cette licence fut annulée par un arrêt du Tribunal suprême du 17
octobre 2001. 19. Dans le cadre du dossier de déclaration de zone acoustique
saturée, la mairie procéda à plusieurs contrôles sonométriques, la pollution
acoustique étant surveillée dans ce secteur. Dans tous les rapports, le service
du laboratoire municipal signala que les niveaux de perturbation sonore étaient
supérieurs aux limites prévues dans l'arrêté municipal. B. Les
procédures 20. La requérante était exaspérée par cette situation qui
l'empêchait de dormir et de se reposer, lui causait des insomnies ainsi que de
sérieux problèmes de santé. Le 21 août 1997, elle présenta une réclamation
préalable auprès de la mairie de Valence, en se fondant sur les articles 15
(droit à la vie et à l'intégrité physique) et 18 § 2 (droit à l'intimité et à
l'inviolabilité du domicile) de la Constitution. Elle sollicita en outre 3 907
euros (650 000 pesetas) pour les dommages subis et le coût de l'installation
d'un double vitrage. 21. Face au silence de l'administration et conformément
à la loi no 62/1978 sur la protection des droits fondamentaux, l'intéressée
présenta le 25 novembre 1997 un recours contentieux-administratif auprès du
Tribunal supérieur de justice de Valence, invoquant la violation des articles 15
et 18 § 2 de la Constitution. 22. Le 2 octobre 1997, la mairie de Valence
déposa ses observations écrites, dans lesquelles elle signalait le caractère
prématuré du recours, notant qu'elle pouvait encore résoudre le problème et
demandant que le recours fût déclaré irrecevable. Par une décision du 27 octobre
1997, cette exception d'irrecevabilité fut rejetée. 23. Le 11 décembre 1997,
le ministère public présenta ses arguments et se prononça en faveur de la
requérante; il estimait qu'il y avait eu violation des articles 15 et 18 § 2 de
la Constitution et que les dommages et intérêts réclamés par l'intéressée
étaient justifiés. 24. Par un arrêt contradictoire du 21 juillet 1998, rendu
après la tenue d'une audience publique, le Tribunal supérieur de justice de
Valence repoussa la demande de la requérante, en considérant que les éléments
relevés, non pas au domicile de celle-ci mais dans le hall d'entrée de
l'immeuble, ne pouvaient emporter la violation des articles 15 et 18 § 2 de la
Constitution, et que l'expertise médicale mentionnait seulement que l'intéressée
avait suivi un traitement contre l'insomnie pendant plusieurs années, sans
préciser la durée ni la raison de ce traitement. 25. Le 9 octobre 1998, la
requérante forma contre cette décision un recours d'amparo devant le Tribunal
constitutionnel. Invoquant d'une part les articles 14 (égalité) et 24 (droit à
un procès équitable) de la Constitution, elle dénonçait le manque de motivation
de l'arrêt et l'appréciation des preuves faite dans celui-ci. Se fondant d'autre
part sur les articles 15 et 18 § 2 de la Constitution, elle se plaignait de la
violation du droit à la vie, à l'intégrité physique et morale, à l'intimité
personnelle et à l'inviolabilité du domicile. 26. Par une décision du 29 mai
2000, le Tribunal constitutionnel déclara le recours d'amparo recevable et
invita l'intéressée, le ministère public ainsi que la mairie de Valence à
présenter leurs observations. Le jour même, le Tribunal constitutionnel convoqua
les parties à la procédure au fond pour le 16 mai 2001. 27. Lors de
l'audience du 16 mai 2001, à laquelle comparurent toutes les parties, la
requérante réitéra les faits et moyens invoqués dans ses demandes précédentes,
insistant sur la violation de ses droits fondamentaux. 28. La mairie de
Valence souleva à titre préliminaire plusieurs exceptions d'irrecevabilité. De
plus, elle estima qu'il s'agissait d'un recours attaquant uniquement la décision
du Tribunal supérieur de justice de Valence. S'agissant de la violation alléguée
des articles 15 et 18 § 2 de la Constitution, la mairie allégua tout d'abord que
les preuves concernant les niveaux sonores à l'intérieur du domicile de
l'intéressée faisaient défaut et, ensuite, que les bruits prétendument subis
n'étaient pas imputables uniquement à l'administration mise en cause, celle-ci
ayant des moyens d'action très limités face à l'invasion sonore. 29. Le
ministère public partageait le point de vue de la requérante concernant la
violation des articles 15 et 18 § 2 de la Constitution. Il estimait que le
recours d'amparo devait être qualifié de « mixte » : d'une part, il attaquait la
mairie de Valence pour sa passivité dans la défense des droits fondamentaux
énoncés aux articles 15 et 18 de la Constitution ; d'autre part, il contestait
la décision du Tribunal supérieur de justice de Valence, invoquant aussi la
violation des articles 14 et 24 de la Constitution. 30. Sur la violation des
articles 15 et 18 § 2 de la Constitution, le ministère public considérait qu'en
l'espèce, à la lumière notamment des arrêts de la Cour européenne des Droits de
l'Homme et en particulier l'affaire López Ostra c. Espagne, il y avait eu
violation du droit à l'inviolabilité du domicile dans la mesure où
l'environnement dans lequel vivait la requérante dans son domicile était
impropre à la vie quotidienne. Sur la base de la jurisprudence de la Cour, le
ministère public sollicitait l'élargissement du concept constitutionnel de «
domicile ». 31. En outre, pour ce qui était des bruits à l'intérieur du
domicile de la requérante, le ministère public estimait qu'il y avait eu
inversion de la charge de la preuve vu qu'en l'espèce le dépassement des niveaux
maximums de bruits avait été vérifié à plusieurs reprises par les services
municipaux. En conséquence, il ne jugeait pas nécessaire d'exiger de la
requérante cette preuve. 32. Par un arrêt du 29 mai 2001, notifié le 31 mai
2001, la haute juridiction rejeta le recours après avoir repoussé les exceptions
d'irrecevabilité invoquées par la mairie de Valence. Elle estimait être en face
d'un recours d'amparo de caractère « mixte », c'est-à-dire formulé contre la
mairie de Valence pour violation des articles 15 et 18 § 2 de la Constitution,
et contre l'arrêt du Tribunal supérieur de justice de Valence pour atteinte aux
articles 14 et 24 de la Constitution. 33. Pour ce qui est de la violation des
articles 14 et 24 de la Constitution, la haute juridiction rappela tout d'abord
qu'il ne lui appartenait pas de substituer son appréciation des preuves à celle
opérée par les organes juridictionnels. Concernant le défaut de motivation
allégué par la requérante, elle notait que la décision rendue par le Tribunal
supérieur de justice de Valence ne pouvait être considérée comme entachée
d'arbitraire ou comme déraisonnable. Par ailleurs, elle constatait que
l'intéressée n'avait pas précisé sur quelles décisions elle fondait la prétendue
discrimination. Ainsi, aucune violation des articles 14 et 24 de la Constitution
ne pouvait être décelée. 34. Pour ce qui est de la violation des articles 15
(droit à la vie et à l'intégrité physique) et 18 § 2 (droit à l'intimité et à
l'inviolabilité du domicile) de la Constitution, la haute juridiction se
référait à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme selon
laquelle, dans les cas de gravité exceptionnelle, plusieurs atteintes à
l'environnement, même sans danger pour la santé des personnes, peuvent porter
atteinte au droit au respect de la vie privé et familiale, selon l'article 8 § 1
de la Convention. Le Tribunal constitutionnel estimait cependant que : «
(...) il ne peut y avoir violation de l'article 15 de la Constitution que si le
niveau de saturation acoustique subi par une personne, comme conséquence d'une
action ou d'une omission des pouvoirs publics, nuit gravement et immédiatement à
sa santé. » 35. La haute juridiction considérait que tel n'était pas le cas
en l'occurrence et signalait que : « (...) même si l'intéressée soutient que
le niveau sonore qu'elle a subi l'a rendue insomniaque, elle n'a déposé au
dossier qu'un simple certificat d'hospitalisation et de consultation dans lequel
ne figuraient ni la durée de ses troubles du sommeil ni la cause de ceux-ci.
(...) ». 36. Selon la haute juridiction, la requérante n'avait pas prouvé
l'existence d'un lien direct entre le bruit et le dommage subi. 37. Quant à
l'allégation de violation de l'article 18 de la Constitution, le Tribunal
constitutionnel estimait que l'intéressée n'avait pas non plus démontré
l'existence d'une nuisance au sein de son domicile emportant violation de la
disposition constitutionnelle. D'après la haute juridiction : « (...)
l'intéressée s'est bornée à se plaindre de façon générale en signalant que le
bruit avait une origine diffuse, non limitée à une seule source de production,
et que la saturation acoustique était le résultat d'une accumulation de bruits.
(...) Au contraire, toute son argumentation est basée sur quelques contrôles
sonométriques réalisés à l'intérieur de son domicile, lesquels contrôles ont
donné des résultats disparates (...) n'ayant pas permis de conclure à la
violation du droit invoqué. (...) » 38. Pour conclure, le Tribunal
constitutionnel rejetait la demande d'amparo pour la raison suivante : « En
conséquence, il y a lieu de rejeter l'amparo pour ce qui est de la violation
alléguée des droits invoqués, faute pour l'intéressée d'avoir prouvé l'existence
d'une atteinte réelle et effective aux droits fondamentaux qui serait imputable
à la mairie de Valence. » 39. Cet arrêt fut rendu par le Tribunal
constitutionnel réuni en séance plénière. Cependant, deux magistrats exprimèrent
une opinion concordante. Selon l'un d'eux, l'arrêt limitait le libre
épanouissement de la personnalité au domicile; en l'espèce, il considérait que
les conditions exigées pour apprécier la violation des droits fondamentaux
étaient excessives, et il défendait la nécessité de parler d'une triple échelle
de protection constitutionnelle, laquelle devait aller du droit à l'intégrité
physique et morale (article 15 de la Constitution) à un environnement adéquat
pour l'épanouissement de la personne (article 45 § 1 de la Constitution), en
passant par le droit à l'intimité du domicile (article 18 § 2 de la
Constitution). 40. Le second magistrat signalait dans son opinion concordante
qu'il y avait un problème préalable qui n'avait pas été suffisamment abordé,
c'est-à-dire la question de savoir jusqu'à quel point l'administration requise
est obligée de dispenser la protection sollicitée. Cette obligation préalable
était la condition nécessaire pour admettre ou nier l'existence d'un lien de
causalité entre l'inactivité de l'administration et la violation alléguée. Ce
pouvoir de l'administration devenait obligatoire quand la lésion des droits
fondamentaux atteignait un certain niveau de gravité.
II. LE DROIT INTERNE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A. La Constitution 41. Les dispositions pertinentes
de la Constitution se lisent comme suit : Article 10 § 2 « Les
dispositions relatives aux droits fondamentaux et aux libertés reconnus par la
Constitution seront interprétées conformément à la Déclaration universelle des
droits de l'homme et aux traités et accords internationaux ratifiés dans ce
domaine par l'Espagne. » Article 15 « Tous ont droit à la vie et à
l'intégrité physique et morale (...) » Article 18 § 2 « Le domicile est
inviolable. (...) » Article 45 § 1 « Tous ont le droit de jouir d'un
environnement approprié pour développer leur personnalité et le devoir de le
conserver. (...) » Article 53 § 2 « Tout citoyen peut demander la
protection des libertés et des droits reconnus à l'article 14 et à la section
première du chapitre II devant les tribunaux ordinaires par une action fondée
sur les principes de priorité et de la procédure sommaire et, le cas échéant,
par le recours individuel de protection devant le Tribunal constitutionnel.
(...) » B. La loi no 62/1978 de protection des droits fondamentaux 42.
L'article 6, qui a été abrogé par la loi no 29/1998 du 13 juillet
1998, relative à la juridiction contentieuse-administrative, se lisait comme
suit : « Contre les actes de l'administration publique qui sont soumis au
droit administratif et qui pourraient affecter l'exercice des droits
fondamentaux de la personne, (...) un recours contentieux-administratif peut
être formé conformément aux règles de procédure établies dans la présente
section (...) » C. La loi organique du Tribunal constitutionnel 43.
L'article 44 de cette loi, dans sa partie pertinente, se lit comme suit : «
1. Les violations des droits et garanties susceptibles de protection
constitutionnelle (...) ne pourront faire l'objet du recours d'amparo que
: (...) c) si la violation alléguée a été invoquée formellement lors de la
procédure en cause, une fois la violation produite et connue. » D. L'arrêté
municipal de la mairie de Valence relatif aux bruits et vibrations (du 28 juin
1986) 44. Les dispositions pertinentes de cet arrêté sont ainsi énoncées :
Article 8 § 1 « Dans l'environnement extérieur, il est interdit de
dépasser les niveaux de réception sonore qui, en fonction de l'usage dominant de
chacune des zones signalées sur le plan d'aménagement urbain, s'établissent
comme suit : Niveaux de réception extrêmes : (...) Résidence
multifamiliale : Jour (de 8 heures à 22 heures) : 55 dB (A) Nuit (de 22
heures à 8 heures) : 45 dB (A) (...) » Article 30 « 1. Sont appelées
zones acoustiques saturées par effets supplémentaires les zones ou lieux de la
commune qui subissent un impact sonore élevé en raison de l'existence de
nombreux établissements (...) de l'activité des personnes qui les fréquentent et
du bruit engendré par les véhicules, transitant par ces zones, éléments qui
constituent une importante source d'agression pour les habitants. 2. Pourront
être déclarées zones acoustiques saturées (ZAS) les zones où, même lorsque
chaque activité prise individuellement respecte les niveaux fixés dans le
présent arrêté, les niveaux de perturbation dus à des bruits de l'environnement
extérieur tels que visés à l'article 8 sont dépassés deux fois par semaine de
manière consécutive, ou trois fois de manière discontinue en l'espace de 35
jours, et excèdent 20 dB (A). » E. Rapport d'expertise 45. Les extraits
pertinents du rapport du professeur X de physique appliquée relatif à l'étude
sonométrique réalisée dans le secteur habité par la requérante à Valence, se
lisent comme suit : « Les résultats obtenus au moyen des mesures effectuées
par le laboratoire d'acoustique de l'université de Valence pendant plusieurs
années dans ladite zone urbaine, de même que ceux recueillis par d'autres
organes, font apparaître que les niveaux de bruit ambiant dans cette zone, en
particulier pendant les heures nocturnes le week-end (et surtout entre 1 heure
et 3 heures du matin), sont extrêmement élevés. Dans la zone en question et
pendant les périodes susmentionnées, les valeurs horaires des niveaux de bruit
équivalents (Leq) dépassent fréquemment 70 dB (A), et les niveaux maximums
correspondants excèdent 80 dB (A). Comme conséquence de cette situation, on
peut affirmer que les niveaux de bruit à l'intérieur des logements situés dans
cette zone urbaine sont intolérablement élevés pendant les heures nocturnes et,
par conséquent, qu'ils ont une répercussion négative sur la santé et le
bien-être des habitants. Cette conclusion repose sur le fait que, même en
maintenant les fenêtres des logements fermées (y compris en plein été), les
niveaux sonores à l'intérieur sont très élevés. Il faut tenir compte de ce que,
selon la réglementation en vigueur (norme du bâtiment NBE-CA-88), l'exigence
d'isolation minimale des façades est de 30 dB (A). Nous constatons que dans la
pratique cette valeur n'est jamais atteinte, mais que l'isolation réelle d'une
façade est généralement de l'ordre de 15 à 20 dB (A). En conséquence, dans
les conditions susmentionnées, on peut estimer que les niveaux sonores pendant
la nuit, à l'intérieur des logements, par exemple dans une chambre située du
côté de la façade, sont de l'ordre de 50 dB (A), avec des niveaux maximums
d'environ 60 dB (A). Nous signalons que cette estimation est de nature générale
et qu'elle peut être formulée sans qu'il soit nécessaire de réaliser des mesures
spécifiques à l'intérieur des logements concernés. Il semble opportun de
préciser ici que la différence entre 50 ou 60 dB (A) et 30 dB (A) est énorme.
Ainsi, lorsque l'on passe de 30 à 33 dB (A), il ne s'agit pas d'« un peu plus »
de bruit (comme pourrait le penser une personne non avertie), mais cela
représente le double de l'intensité du bruit correspondant. L'interprétation
correcte de ce rapport n'est possible que si l'on comprend bien la signification
de l'unité « décibel » qui a été utilisée ici. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
46. La requérante se plaint des bruits et des incidents de tapage nocturne provoqués par les boîtes
de nuit installées à proximité de son domicile; elle en impute la responsabilité
aux autorités espagnoles et soutient que l'invasion sonore qui en découle porte
atteinte au droit au respect de son domicile qui est garanti par l'article 8 et
se lit comme suit : Article 8 « 1. Toute personne a droit au respect de sa
vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne
peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que
pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une
mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense
de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la
santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.
» A. Argumentation des parties 1. La requérante 47. La requérante se
plaint de la passivité des autorités locales de Valence, notamment de la mairie,
laquelle n'aurait pas mis fin aux incidents de tapage nocturne. Le gouvernement
n'aurait apporté aucun élément de réponse relatif à cette passivité. 48.
Tout d'abord, bien que la mairie de Valence ne soit pas l'auteur direct de la
pollution sonore, elle serait, d'après la requérante, la cause de cette
saturation acoustique du fait qu'elle a délivré des licences de façon illimitée,
sans prendre de mesures pour se conformer à la loi. La requérante rappelle
ensuite la jurisprudence dans l'affaire Lopez Ostra c. Espagne (arrêt du 9
décembre 1994, série A no 303-C, § 51) par rapport aux incidences de la
pollution à l'extérieur du domicile mais concernant aussi le cadre des droits
fondamentaux, notamment du domicile. De plus, conformément à l'arrêté municipal,
les bruits provenant d'une source extérieure doivent être mesurés au niveau de
la façade de l'immeuble du logement mis en cause. 49. Dans ses observations
complémentaires du 14 septembre 2004, la requérante relève le fait que le niveau
du tapage nocturne (de 10 heures du soir jusqu'à 6 h. 30 du matin), occasionné
par plus de 127 boites de nuit porte atteinte au droit à la santé, comme
d'ailleurs le signale l'Organisation Mondial de la Santé. A différence de
l'affaire Hatton et autres c. Royaume Uni ([GC], no 36022/97, CEDH 2003-VIII),
son domicile ne serait ni près ni situé dans une zone importante, par exemple
une zone qui jouerait un rôle dans une infrastructure stratégique pour le
transport ou les communications. Elle insiste sur le fait que son domicile se
trouve dans une zone urbaine et notamment résidentielle. 2. Le
Gouvernement 50. Le Gouvernement considère que les bruits auxquels la
requérante se réfère proviennent d'activités privées et que, partant, il n'y a
pas d'ingérence directe du pouvoir public dans le droit à l'intimité du domicile
et à la vie privée et familiale. Il relève, d'ailleurs, que la mairie de Valence
a effectué certaines démarches afin de corriger le problème de pollution
acoustique dans la zone habitée par la requérante telles que l'élaboration et
l'approbation d'un arrêté municipal complet et rigoureux, la déclaration de zone
acoustiquement saturée ainsi que l'application de sanctions, révocations de
licence et condamnations pénales. 51. A supposer même que la requérante ait
subi, plus ou moins occasionnellement, des niveaux de pollution acoustique et
ait pu prouver l'incidence de ces bruits dans le cadre de son domicile, les
autorités compétentes auraient déjà adopté des mesures suffisantes pour corriger
cette situation. 52. D'ailleurs, les juridictions, dans leurs décisions
judiciaires, auraient constaté que la requérante n'avait pas prouvé qu'elle
subissait des bruits à l'intérieur de son domicile provenant du tapage nocturne
et qu'en tout état de cause, la protection de l'article 8 se limitait au
domicile et ne pouvait trouver application lorsqu'une nuisance hors du domicile
était en cause. Dès lors, pour le Gouvernement, aucune ingérence ne peut être
constatée dans le droit de la requérante au respect de son domicile. B.
Appréciation de la Cour 1. Principes généraux
53.
L'article 8 de la Convention protège le droit de l'individu au respect de sa vie
privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Le domicile est
normalement le lieu, l'espace physiquement déterminé où se développe la vie
privée et familiale. L'individu a droit au respect de son domicile, conçu non
seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme celui à la
jouissance, en toute tranquillité, dudit espace. Des atteintes au droit au
respect du domicile ne visent pas seulement les atteintes matérielles ou
corporelles, telles que l'entrée dans le domicile d'une personne non autorisée,
mais aussi les atteintes immatérielles ou incorporelles, telles que les bruits,
les émissions, les odeurs et autres ingérences. Si les atteintes sont graves,
elles peuvent priver une personne de son droit au respect du domicile parce
qu'elles l'empêchent de jouir de son domicile (voir Hatton et autres c. Royaume
Uni, précité, § 96). 54. Ainsi la Cour a déclaré applicable l'article 8 dans
l'affaire Powell et Rayner c. Royaume-Uni (arrêt du 21 février 1990, série A no
172, § 40), car « le bruit des avions de l'aéroport de Heathrow a[vait] diminué
la qualité de la vie privée et les agréments du foyer [de chacun] des requérants
». Dans l'affaire López Ostra c. Espagne (précité) concernant la pollution par
les bruits et les odeurs d'une station d'épuration, la Cour a estimé que « des
atteintes graves à l'environnement peuvent affecter le bien-être d'une personne
et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée
et familiale, sans pour autant mettre en grave danger la santé de l'intéressée
». Dans l'affaire Guerra et autres c. Italie (arrêt du 19 février 1998, Recueil
des arrêts et décisions 1998-I, § 57), la Cour a observé que « l'incidence
directe des émissions [de substances] nocives sur le droit des requérantes au
respect de leur vie privée et familiale permet[tait] de conclure à
l'applicabilité de l'article 8 ». Finalement, dans l'affaire Surugiu c. Roumanie
(no 48995/99, 20 avril 2004) relative à diverses entraves, dont l'entrée de
tierces personnes dans la cour de la maison du requérant et le déversement par
ces personnes de plusieurs charrettes de fumier devant la porte et sous les
fenêtres de la maison, la Cour a estimé que ces entraves constituaient des
ingérences répétées dans l'exercice, par le requérant, de son droit au respect
de son domicile et a conclu à l'applicabilité de l'article 8 de la
Convention. 55. Si l'article 8 a essentiellement pour objet de prémunir
l'individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut aussi
impliquer l'adoption par ceux-ci de mesures visant au respect des droits
garantis par cet article jusque dans les relations des individus entre eux (voir
parmi d'autres, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996,
Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, pp.1505, § 62 ; Surugiu c. Roumanie,
précité, § 59). Que l'on aborde l'affaire sous l'angle d'une obligation
positive, à la charge de l'Etat, d'adopter des mesures raisonnables et adéquates
pour protéger les droits que les requérants puisent dans le paragraphe 1 de
l'article 8, ou sous celui d'une ingérence d'une autorité publique à justifier
sous l'angle du paragraphe 2, les principes applicables sont assez voisins. Dans
les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les
intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble. En outre,
même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1, les objectifs
énumérés au paragraphe 2 peuvent jouer un certain rôle dans la recherche de
l'équilibre voulu (voir Hatton et autres c. Royaume Uni, précité, § 98). 56.
La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle la Convention vise à protéger
des « droits concrets et effectifs », et non « théoriques ou illusoires »,
(voir, parmi d'autres, Papamichalopoulos et autres c. Grèce, arrêt du 24 juin
1993, série A no 260-B, § 42).
2. Application en l'espèce
57.
La présente affaire ne porte pas sur une ingérence des autorités publiques dans
l'exercice du droit au respect du domicile, mais elle concerne l'inactivité des
autorités pour faire cesser les atteintes, causées par de tierces personnes, au
droit invoqué par la requérante. 58. La Cour constate que la requérante
habite dans une zone dans laquelle le tapage nocturne est indéniable, ce qui de
toute évidence provoque des perturbations dans la vie quotidienne de la
requérante, surtout le week-end. Il faut examiner maintenant si les nuisances
sonores ont dépassé le seuil minimum de gravité pour constituer une violation de
l'article 8. 59. Le Gouvernement relève que les juridictions internes avaient
constaté que la requérante n'avait pas prouvé l'intensité des bruits à
l'intérieur de son domicile. Pour la Cour, l'exigence d'une telle preuve, dans
le cas d'espèce, est trop formaliste puisque les autorités municipales avaient
déjà qualifié la zone où la requérante habite de zone acoustiquement saturée, à
savoir, selon les termes de l'arrêté municipal du 28 juin 1986, une zone qui
subit un impact sonore élevé qui constitue une source d'agression importante
pour ses habitants (paragraphe 44 ci-dessus). En l'occurrence, le dépassement
des niveaux maximums de bruits a été vérifié à plusieurs reprises par les
services municipaux (paragraphes 14 et 19 ci- dessus). En conséquence, exiger de
quelqu'un qui habite dans une zone acoustiquement saturée, comme celle dans
laquelle la requérante habite, la preuve de ce qui est déjà connu et officiel
pour l'autorité municipale ne paraît pas nécessaire. Ainsi, dans le cadre de la
procédure interne, le ministère public n'a pas estimé nécessaire d'exiger de la
requérante ladite preuve (paragraphe 31 ci-dessus) et a considéré qu'en
l'espèce, il y avait eu inversion de la charge de la preuve. 60. Compte tenu
de l'intensité des nuisances sonores, hors des niveaux autorisés et pendant les
heures nocturnes, et du fait que ces nuisances se sont répétées durant plusieurs
années, la Cour conclut à l'atteinte aux droits protégés par l'article 8.
61. L'administration municipale de Valence a certes adopté dans l'exercice
de ses compétences dans la matière, des mesures, en principe adéquates, visant
au respect des droits garantis, telles que l'arrêté relatif aux bruits et
vibrations. Mais pendant la période concernée, l'administration mise en cause a
toléré l'inobservation réitérée de la réglementation qu'elle-même avait établie
et y a aussi contribué. Une réglementation pour protéger des droits garantis
serait une mesure illusoire si elle n'est pas observée de façon constante et la
Cour doit rappeler que la Convention vise à protéger des droits effectifs et non
illusoires ou théoriques. Les faits montrent que la requérante a subi une
atteinte grave à son droit au respect du domicile en raison de la passivité de
l'administration face au tapage nocturne. 62. Dans ces circonstances, la Cour
estime que l'Etat défendeur a failli à son obligation positive de garantir le
droit de la requérante au respect de son domicile et de sa vie privée, au mépris
de l'article 8 de la Convention. 63. Par conséquent, il y a eu violation de
cette disposition.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
64. Aux termes de l'article 41 de la Convention, « Si la Cour
déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer
qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la
partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. » A. Dommage 65.
La requérante sollicite d'abord une somme au titre du dommage matériel, pour le
système de double vitrage installé dans sa chambre, et réclame un montant de 879
euros (EUR). En outre, au titre du préjudice moral, elle demande une somme de 3
005 EUR. 66. Le Gouvernement ne s'est pas prononcé. 67. La Cour relève que
la seule base à retenir pour l'octroi d'une satisfaction équitable réside en
l'espèce dans le fait que les autorités compétentes n'ont pas déployé les
efforts auxquels on pouvait normalement s'attendre pour faire cesser les
atteintes au droit de la requérante au respect de son domicile. La Cour aperçoit
donc un de lien de causalité entre la violation constatée et un quelconque
dommage matériel dont la requérante aurait eu à souffrir; il y a donc lieu
d'octroyer cet aspect de ses prétentions. Statuant en équité, comme le veut
l'article 41, elle considère que ceci a causé à la requérante un tort moral
certain, en plus du dommage matériel, justifiant l'octroi d'une indemnité, et
alloue à cette dernière 3 884 EUR au titre du préjudice moral et matériel. B.
Frais et dépens 68. La requérante demande également 4 952,15 EUR pour les
frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour. Dans ses
relevés de frais, elle ventile sa demande comme suit: honoraires et frais 1) de
son représentant auprès des juridictions internes (2 091,53 EUR), 2) de son
représentant auprès de la Cour européenne des Droits de l'Homme (2 091,53 EUR)
et 3) pour des services de traduction (769,10 EUR). 69. Le Gouvernement ne
s'est pas prononcé. 70. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne
peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se
trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de
leur taux. En l'espèce, et compte tenu des éléments en sa possession ainsi que
des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 4 500 EUR et
l'accorde à la requérante. C. Intérêts moratoires 71. La Cour juge
approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
2. Dit a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois
à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 §
2 de la Convention les sommes suivantes : i. 3 884 EUR (trois mille huit cent
quatre-vingt-quatre euros) pour dommage matériel et moral; ii. 4 500 EUR
(quatre mille cinq cent euros) pour frais et dépens ; b) qu'à compter de
l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants sont à majorer d'un
intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la
Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois
points de pourcentage ; 3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour
le surplus. Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi,
puis communiqué par écrit le 16 novembre 2004, en application de l'article 77 §§
2 et 3 du règlement. Michael O'BOYLE, Greffier
Nicolas BRATZA, Président
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